Le regard des autres

Regard des autres, regard sur soi-même

Le regard des autres... Que pense de moi celui que je croise ? Pourquoi faire cas de son opinion et pourquoi le fait anodin et naturel de marcher pieds nus fait surgir cette gêne, cette surprise chez l'autre et chez moi cette crainte de déplaire à l'autre ?

Marcher dans la nature a quelque chose de rassurant : on peut être certain, si on choisit correctement son itinéraire, de ne pas rencontrer grand monde. Si d'aventure la rencontre a lieu, on a l'habitude de se saluer en se croisant. Ceci humanise l'instant furtif où le regard de l'autre descend prestement vers nos pieds; un bref dialogue de connivence peut s'installer parfois entre marcheurs, c'est toujours agréable, même si bien sûr les questions sont toujours les mêmes. Il sera étonné d'apprendre qu'on peut marcher sans chaussures « blindées » et pourtant ne pas se faire mal. Ce sont donc des rencontres faciles, on les voit venir de loin, elles sont assez rares, on ne les craint pas.

L'approche est différente en ville.

Le sol des villes, avec ses trottoirs bien lisses, ses pavés arrondis, ses allées recouvertes d'un fin gravier : autant d'incitations à se déchausser ! En toute logique, quand il fait beau, on pourrait imaginer une évasion générale des pieds hors de leurs carcans, permettant au pied nu de se retrouver dans la normalité sans grand effort d'adaptation.

Mais la grande exposition d'orteils n'est pas pour demain : la chaussure a supplanté le pied, elle est devenue culturellement aussi indispensable que le vêtement ou le chapeau de nos aïeux. Même si elle fait mal, pue, déforme les orteils, prend l'eau, s'use, même si elle est bruyante, chère, souvent moche, elle est convenable, incontournable, rassurante; de plus, du tanneur au podologue, elle alimente une puissante industrie.

Le va-nu-pied provoque, à un degré moindre il est vrai, le même genre de réprobation que le sans-culotte. Le « mets tes chaussures » qu'on dit à l'enfant porte la même intonation que le « mets ta culotte » et sont gravés côte à côte dans le tréfond obscur de notre culture, tous deux destinés à susciter la honte en cas de désobéissance ou de défection. Nager à contre-courant n'est pas chose facile.

Qu'on aille pieds nus ou cul nu, la gêne éprouvée est donc de la même espèce. Dans les deux camps.

Heureusement pour nous, notre esprit a inventé la notion de « réserve » chez le citadin ordinaire et nos pieds nus finalement ne provoqueront chez le passant qu'un bref regard qui n'est pas toujours de l'indifférence, mais plutôt une curiosité que l'éducation habituelle empêche de satisfaire. Nous ne serons donc pas poursuivis et étripés par la foule, comme cela se passe dans les poulaillers dès qu'une pensionnaire à plumes présente une anomalie.

Cul nu, ce serait peut être différent. Nous voila rassurés.

Le lieu où l'on évolue peut aussi être peuplé très différemment, et réagir de même : si je traverse une cour d'école à l'heure de la récréation, il y a de fortes chances pour qu'en un instant il se forme derrière moi un groupe joyeux et rigolard qui me demande où sont passées mes pompes. C'est une expérience que je n'ai pas tentée. Pas tenté non plus d'aller barefooter dans les quartiers « difficiles » où ceci pourrait être perçu comme une provocation par des gens culturellement décalés par rapport à mes propres idées. Beaucoup plus extravertis aussi que la moyenne du citadin, et qui n'ont pas leur langue dans leur poche. Je reconnais ici tomber un peu dans le préjugé; après tout il y a peut-être une vraie mode à lancer dans les cités !

Nous passons pour des inconscients à exposer ainsi nos pieds à d'innombrables dangers qui vont des tessons de bouteille à la contamination par un terrible microbe inconnu, en passant par les tiques et autres mycoses. Nous allons souffrir de toute la panoplie des maladies possibles, angines, grippes, bronchites, car chacun sait que le mal s'attrape par les pieds ! Réfuter tous les principes si bien établis par des générations de mamans inquiètes de voir leur enfant s'enrhumer nous rend agaçants, nous devons aussi le reconnaître.

La désapprobation la plus perceptible, c'est un euphémisme, viendrait plutôt des proches qui se voient associés contre leur gré à une fantaisie douteuse de leur époux, parent, enfant, frère ou sœur. Le conflit se règle à la maison avec ses claquements de portes, ses menaces et ses cris. Il convient alors d'agir avec tact et d'admettre, en croisant les doigts, quelques concessions...

En vérité, la vie n'est pas si dure que ça pour le va-nu-pied moderne ! Une petite victoire remportée sur soi, sur son environnement ou sur la reconquête de la nature, est à chaque fois une satisfaction qui nous enorgueillit en secret. Ne sommes nous pas fiers de notre singularité ?

La pression sociale, et surtout celle qui est en nous, que notre éducation nous a inculquée, est un obstacle aussi difficile à vaincre, au début, que le chemin de campagne le plus mal empierré.

Le regard des autres  n'est somme toute que le reflet de notre propre éducation.